mardi 17 décembre 2019

Gros temps

Dans la cabine, les planchers ont commencé à flotter. Il fait nuit, froid et humide. Le vacarme incessant des déferlantes me rappelle à chaque instant que notre vie ne tient plus à grand-chose. Chaque barreur fait tout son possible pour présenter l'arrière du voilier perpendiculairement au train des vagues. Une erreur de barre, et la prochaine vague peut nous envoyer au fond. Nous avons déjà embarqué beaucoup d'eau. Trop. De serrer les dents, mes mâchoires sont devenues douloureuses. Si loin des côtes, cette nuit n'en finit plus. Pour la deuxième fois dans ma vie de marin, il m'apparaît aussi clairement que brièvement que nous ne reverrons peut-être pas la terre.

Tout à l’heure, nous avons croisé en route de collision le ferry de la SNCM qui faisait route vers Ajaccio. Nous avons pu signaler notre présence en éclairant nos voiles après un échange rapide à la VHF avec l’officier de quart qui ne nous voyait ni sur son radar, ni en visuel. Le danger de la collision est à présent écarté. Je contemple son arrière. Les lumières de ses passavants lui donnent un air de fête incongru. Je ne peux pas m’empêcher de songer que la seule aide humaine potentielle que nous croiserons cette nuit est en train de s’éloigner inexorablement. J’écarte très vite cette pensée.


Partis de Saint-Raphaël nous faisons route vers Calvi. Il est 23h30. C’est le début du mois d’octobre. Le mistral souffle à force 9. La mer est démontée. On ne parle plus qu’en criant. Les vagues déferlent sans discontinuer et noient très régulièrement le cockpit, nous inondant de l’eau encore chaude de l’été. Nos batteries, sont quasi complètement déchargées. Un prochain appel VHF ne sera sûrement pas possible. Le moteur est inutilisable. Pomper les fonds se fera au seau et à l’écope. La seule toile que nous portons est un petit triangle à l’avant. La grand-voile a été affalée à la hauteur de Porquerolles au moment du coucher du soleil. Sous la menace d’un ciel vert et violet, zébré de noir. Depuis, nous sommes rentrés dans le gros temps. Et la nuit. Nous nous relayons à la barre toutes les demi-heures.


Nous surfons de vague en vague. Chacune nous faisant risquer le pire si elle est mal négociée. Terreur et exaltation. Le plancton illumine l’écume des crêtes. Les regards que nous échangeons ne reflètent pas que notre appréhension. A cet instant, sur le sommet des vagues comme sur les interminables glissades qui s’ensuivent, nous sommes à un pic d’intensité de nos existences. A cet instant l’incertitude a rebattu les cartes. Demain, si nous arrivons entier, nous éprouverons la force d’un sang neuf dans nos jeunes artères. La vie aura gagné. Mais pour l’instant il faut se battre. Contre la mer, avec le vent, avec le voilier, avec les amis.


C’est mon tour de barre. Je frappe le mousqueton de ma longe de harnais sur la colonne de barre et me lève. Trébuchant et glissant, je m’approche de la barre, la contourne et me place à côté du barreur. Christophe est soulagé. Il n’est pas question de prendre le moindre risque. Je pose ma main gauche sur la roue et accompagne ses mouvements. Laissant sa main droite sur la barre, le barreur se décale sur la gauche. Je prends mon poste et les pieds calés je négocie déjà la prochaine déferlante. Soudain, je sens l’arrière se soulever, se soulever. L’avant du bateau me paraît soudain très éloigné, en bas. Comme dans un rêve, je vois les yeux de Christophe s’écarquiller en contemplant derrière moi ce qui arrive. Croyant crier, il murmure “Attention!” et se jette au fond du cockpit.





Sans même avoir le temps de jeter un coup d’œil en arrière, je suis poussé brusquement sur la roue que je crains d'avoir pliée. Le fracas de la vague, le désordre qui s’ensuit, le torrent d’eau tiède qui me submerge jusqu’à la taille. Les équipiers sont bousculés comme des quilles. Vite, vérifier que tout le monde est encore à bord. L’appui de ma jambe gauche qui se dérobe. La dégringolade de la vague qui emmène le bateau au lof. Je vois le mât décrire une ellipse et l’étrave partir de manière irrésistible vers la droite. Aimantée. On va au tapis. Là-haut, au-delà des nuages effilochés par la furie du vent, les étoiles sont si tranquilles. Que se passe-t’il?

Je me retrouve assis brutalement sur le siège à la gîte. Maintenant la barre à roue me surplombe. Par réflexe, je contre-braque à toute vitesse, jusqu’à la butée. Je m’insulte et tourne frénétiquement la barre dans l’autre sens pour remettre le safran dans l’axe. Au bord de l’explosion, le génois claque plusieurs fois violemment. Le mât souffre. Va-t’il tenir? Le voilier hésite, son erre épuisée. Se redresse avec une lenteur d'éternité. Et accélère enfin, retrouvant sa manœuvrabilité dans un surf ahurissant. Les mâchoires plus serrées que jamais, la certitude d’arriver demain en a pris un coup.


Ce même scénario se répétera de nombreuses fois avec des variantes de violence, de joie brève dans les surfs. Plaisirs arrachés à la peur. Les heures vont s’enchaîner, lourdes de fatigue, d’angoisse, de fracas, de moments sinistres, d’espoir. La peur, cette saleté omniprésente, me dégoûte. Je la tiens à distance, comprimée dans un petit coin de ma tête. Vers 4 heures du matin, une torpeur s’empare de l’ensemble de l’équipage. Le vent a très légèrement diminué en force et les trains de vague semblent moins agressifs. Les paupières, blanches de sel, piquent et se ferment pour ceux qui, assis dans le cockpit, attendent leur tour de barre en grelottant. L’esprit engourdi, je sens le danger de baisser la garde. Douce et perverse tentation de se réfugier dans l’acceptation du sort quel qu'il soit. Agir. Des portes de fonte sur les yeux, je me dis qu’il va falloir profiter de cette accalmie pour écoper, faire un point, grignoter. Avec Christophe, nous allons écoper les fonds pendant deux heures d’affilée, et malgré les estomacs noués, donner à manger aux équipiers, préparer des boissons chaudes.


La voûte étoilée a fait place à un ciel bleuâtre et sale révélant les mines blafardes, les yeux rougis, les écoutes entortillées, les biscuits écrasés dans le cockpit, les bouteilles d’eau minérales piétinées. Le vent a baissé et refusé. Le soleil émerge. Peu à peu la peur s’évanouit, nous laissant épuisés. Nous sommes maintenant au vent de travers, plein cap sur Calvi. La mer est encore très forte mais les lames sont devenues négociables. Je sais maintenant qu’on vivra. Dans quelques heures, nous goûterons enfin le parfum du maquis et, plus incroyable, autant qu’improbable, nous fouleront la terre.

La journée est très avancée. Le vent a refusé, refusé, et c'est finalement au près serré sous un bon force 5 que nous enquillons la baie de Calvi. Bien entendu, comme prévu, le moteur ne démarre pas et c'est à la voile que nous devrons accoster. Le port est très protégé, et la place qui nous est désignée est pile dans l'axe du vent. Sous des airs très faibles, nous devrons nous y reprendre à trois fois avant de pouvoir aborder proprement le poste d'amarrage. Le soulagement d'être là, tous ensemble, sains et saufs et sans casse, est énorme. L'étourdissement d'être là, forts, vivants, est d'une puissance extraordinaire. Moments inoubliables. Des flammes dansent dans les yeux. Victoire sur les éléments et sur nous mêmes. Reconnaissance à la mer ne nous avoir laissé passer. Vivre.


"Et dans la tempête et le bruit
La clarté reparaît grandie"
- Victor Hugo


samedi 11 mai 2019

Dernier appareillage

Quand il sera temps de partir
Je te le demande, mon Soleil,
De m'aider à larguer une dernière fois
Les blanches amarres.
Qu'elles glissent lentement de mes mains
Et leur impriment la dernière caresse de Gaïa.
Son souffle chaud de bois et de terre mouillée
Me parviendra longtemps encore
Après que j'aurai laissé le quai et mes amours
Derrière l'horizon.

Quand il sera ce temps,
Je serai prêt depuis toujours
À te rejoindre et à me blottir
Dans tes doux rayons, mon Soleil,
À te rejoindre à jamais.
Me conduiras-tu alors vers les immensités
De tes océans éternels où
Les tempêtes de la Vie ne sont qu'un jeu
Une joie,
Une union,
Que viennent célébrer
Toutes les forces de la nouvelle Terre ?

Puisqu'il est venu le temps que
J'attendais, celui que tu m'avais annoncé,
Je veux enfin m'évanouir dans
Cette brise qui vient de la côte
Chargée de tous les parfums,
De tous les charmes,
De celle qui porte les miens.
Que dans mon cœur, mon Soleil, montent
La reconnaissance et la gratitude.
Je veux en toi me diluer sans délai.
Ma volonté devenir tienne.
Et je glisse sur l'onde marine
Qui déroule son velours sous la carène
De celui que j'ai choisi pour
M'accompagner dans le dernier voyage
D'un marin que la mer a tant aimé.



Les enrochements de la jetée
Sont à mon épaule droite.
Déjà, je prépare le dernier virement
De cette vie qui fut si dure et si douce.
Tes ailes s'agitent brièvement
Mon bel oiseau, dans l'Ordre parfait
Des lois de la nature et ton étrave pointe
Vers le port de toutes mes attentes, de
Toutes mes questions et de
Toutes tes réponses.
Peut-être.

Et tes baisers, mon Soleil, sont ceux de
La mère à l'enfant
Aux paupières si lourdes,
Si pleines de ta lumière,
De tes champs,
Et de tes embruns frais.
Je m'assois sur le banc tiède
Et je saisis la barre de celui
Qu'à présent tu gouvernes.
Tous mes gestes sont désormais,
Les Tiens.

Le peu de glace qui persistait
À enserrer mon cœur, fond
Dans mes yeux
Que brûle déjà la ligne
Si bleue, si bleue, si bleue,
Si douloureuse de ta promesse,
Mon Soleil.

Garitt Kerarmoor

mercredi 8 mai 2019

Mon Ulysse

Dans son berceau de brume
L'homme aux mille tours
Rêve de Pénélope
Tandis que son vaisseau court sur l'écume de la mer infinie
L'éclat du parfum de sa bien-aimée l'éveille au jour déjà haut
Sur le bleu étourdissant
De la Mer Égée
M"emmèneras-tu mon doux marin
Vers les antiques rivages qui ont sculpté ton âme de poète?
Je brûle que tu te saisisses enfin de mon cœur
Il t'est offert
Mais tu regardes
Ailleurs, dans les replis de ton esprit où sont tapis
Tous les empêchements de Gaïa
Et aussi tous ses sortilèges
Vois mes yeux, qui déjà, te dévorent pour ta joie
Celle à laquelle tu renonces à chaque souffle
Pour fuir vers le couchant
Vers les terribles colonnes d'Hercule
Elles te broieront bien avant que je ne t'aurai mangé
Mon joli poète
















Ne te perds pas sur les roches acérées de Gibraltar
Ma tristesse noierait le monde pour le plus grand malheur des hommes
Jamais alors n’apparaîtrait la gloire d'Homère
Et toi mon Ulysse que deviendrais-tu?
Alors me reviens vite mon ange, mon tendre époux
Bâtir les arcanes de demain
Le temple d’aujourd’hui
Car sous ses piles de marbre
Nous célébrerons l'amour de nos corps enfiévrés.

De son berceau de brume, l'homme aux mille tours
S'éveille au bleu roi du ciel si haut là-haut
Et se souvient d'un rêve si beau,
D'un insaisissable et familier parfum
A poursuivre, à enfin un jour capturer, peut-être.
Pauvre Ulysse.

Garitt Kerarmoor


samedi 27 avril 2019

Es-tu prêt à mourir ?

Je l'ai constaté malgré moi bien souvent, la vie est une tragédie. J'ai souvent pensé que c'était une vision pessimiste jusqu'au jour où j'ai fini par comprendre que c'est ce qu'elle est, de façon constitutive, logique, irréfutable. Notre vie sera traversée par des moments de toutes sortes de couleurs, d'intensités, d'émotions, d'évènements heureux ou pas. Et nous savons tous comment elle finira. La mort est la source de la beauté de la vie. La mort en tant qu'issue. Le lieu d'où nous venons et vers lequel nous repartirons. Comblé, apaisé, nous l'espérons tous. Nous voulons quitter les moissons de la Vie, les sacoches pleines.

Dans nos sociétés qui cherchent à gommer la mort de nos esprits, à façonner nos âmes conformément au schéma des valeurs du nouveau monde, celui de la mort de la mort, l'acte final de notre pièce personnelle est inenvisageable. Les êtres et les choses disparaissent et s'effondrent autour de nous. Et notre indifférence n'a d'équivalent que notre inconscience. Au mieux, la mort est regardée de façon technique, clinique, mais comme une option à laquelle il convient d'échapper. Pour qui? Pour quoi? La culture du risque qui irrigue les politiques publiques et le monde de l'entreprise et partant, l'ensemble de la société, n'ont d'autres objectifs que la pérennité d'un système épuisant et gourmand en ressources. Planétaires et humaines. L'absence de prise en compte de cette dernière réalité est génératrice d'aliénation au plan  individuel. Sa prise en compte, la source d'une immense liberté.

Les aventures de grande croisière à la voile nous confrontent à l'anticipation du risque et à sa réalité. Dans la chaleur du carré, l'environnement ennuyeux et rassurant du shipchandler, à l'apéritif dans le cockpit d'un ami, sont mis au point des scénarios d'évacuation du type "abandon-ship", des listes impressionnantes d'intelligence et de clairvoyance, de perspicacité, voire de compétence (plus rarement). Et tout cela est d'une importance incontournable. Lors de ces moments, nous prenons parfaitement en conscience du fait que la société sera laissée loin derrière l'horizon et que seule notre préparation et notre équipement ferons la différence. Mais croyons-nous vraiment à ces scénarios?

L'incorrection qui m'anime parfois m'incite à me demander: pourquoi tout ça? À quoi cela rime-t'il vraiment? Pourquoi attacher tant d'importance à l'existence? S'agit-il vraiment de préserver notre vie et celle de ceux qu'on embarque? Est-ce d'ailleurs vraiment possible avec ce qui est disponible sur le marché des équipements de sécurité? Ou s'agit-il uniquement de se rassurer et de se donner bonne conscience? Prendre la mer pour le plaisir, pour la joie de parcourir la peau du diable, est précisément indécent et peut générer une certaine angoisse mêlée de culpabilité. Pour tenter d'éteindre ces indignes sentiments, deux approches indissociables sont nécessaires: la préparation et la prise de risque. La première tend à répondre à l'angoisse, la seconde à la culpabilité de l'occidental en mal d'aventure dans une société qui justement, fuit l'aventure et les aventuriers (tout en les adulant).

Prendre conscience de ces paradoxes conduit à se poser de déplaisantes questions comme celles évoquées plus haut. Et finalement à tenter de se préparer pour de vrai. Pas uniquement en consultant des catalogues. Et pas seulement en bâtissant des scénarios. Bien entendu, il faudra en passer par là. Mais avant, je veux sentir ce et ceux qui m'attachent à l'existence me chuchoter à l'oreille le chant de la vie. Je veux aussi entendre la parole de la faucheuse maraudant sur les flots. Je veux sentir le froid m'envahir et la terreur s'emparer de moi à l'idée de tomber à la mer, l'horreur d'assister à la chute d'un équipier qui peut aussi faire partie de ma famille. Je veux savoir pourquoi je vis, pourquoi j'aime, pourquoi je veux prendre le risque de l'océan.

Si je ne suis pas prêt à mourir en mer, je n'ai pas le droit de partir en mer. Si je ne suis pas prêt à voir l'autre mourir, je n'ai pas le droit d'appareiller. Pour être prêt, il faut avoir été préparé. C'est une porte ouverte qu'il faut absolument enfoncer. S'il faut l'enfoncer, c'est bien qu'en vérité, malgré les apparences et le bon sens, elle est souvent fermée. Le bon sens est respectable, mais la respectabilité est d'un ennui et d'une inutilité infinie pour survivre. Si la survie dépend indiscutablement d'une préparation matérielle rigoureuse, c'est finalement, le sens marin, l'instinct de survie et l'intuition qui permettent de se sortir des mauvais pas et des pires situations.



La première des préparations est morale. Elle est la décision de l'engagement. Le sentiment d'engagement. Chevillé au corps dans ce qu'il y a de plus essentiel. Sans cette conscience de mettre son existence au risque de quelque chose de plus grand que soi, aucune aventure maritime n'est envisageable. Il en est de même pour l'alpiniste et pour l'explorateur. L'engagement, à la fois la cause et la conséquence de toute prise de risque dans laquelle la vie est mise en jeu. Tel en est le prix. Et le charme infini.

Le sentiment de responsabilité découlera du choix de l'engagement. La responsabilité en tant que capacité à répondre aux diverses questions et exigences de notre environnement et de notre équipage. Elle est en lien, fondamentalement, avec nos compétences. Suis-je capable de répondre au gréement lorsque le vent le sollicite à outrance, d'apporter au moteur les soins qu'il mérite, de rassurer mes équipiers quand le mauvais temps gronde? De prendre les bonnes décisions, même quand elles sont incomprises, pour maintenir le but de l'expédition? D'être capable aussi d'y renoncer pour assurer la sécurité du bateau et de ceux qui ont accepté de nous accompagner? Y compris celle de ceux qui sont voués à la préservation de la vie en mer. De ne jamais compromettre la possibilité de gagner un abri?  Et de tout faire, pour un jour revoir cette terre chérie qui porte ceux qu'on aime et qui nous attendent, parfois en priant.


"La liberté n'est pas l'absence d'engagement, mais la liberté de choisir."
- Paulo Coelho

lundi 1 avril 2019

Merci

Été 2012. Le voilier est sur le chemin du retour. Nous sommes au mois de Septembre, quelque part entre les Açores et le Portugal, en direction du détroit de Gibraltar. Au largue, sous un bon force 5 de sud-ouest, le ketch taille sa route sur un Atlantique tout bleu, ourlé de blanc. C'est la fin de l'été mais on sent encore très bien la morsure du soleil. La routine des quarts s'est installée entre nous trois. Les premiers jours ont été éprouvants. Des conditions orageuses, accompagnées de vents instables du secteur est, nous ont contraints à louvoyer sous des grains violents pendant plusieurs jours. 

Nous ne comptons plus les virements de bord ni les changements de voiles. Nos mains, gorgées de sel, sont en permanence fripées. Cuisiner est devenu difficile. Ranger, pénible. Les tranches de sommeil sont à peine reposantes. C'est l'ordinaire de très longues journées, qui s'étirent à perte de vue. Au près serré dans une brise imprévisible. Ciel plombé, parfois furieusement rosé. Des éclairs partout. De la beauté.

Il aurait été tentant de partir plus au sud, mais les vents auraient été inexistants. Quant à partir au nord, vu l'ampleur du système météo, le détour n'en aurait pas valu la peine. On se contente de virer quand le contrebord devient plus favorable. En terme de gain au vent. Comme toujours, en mer, il faut parfois courber l'échine sachant que le vent tournera. Qu'on reverra le soleil pour de vrai. Un jour. C'est arrivé hier.

Césarine et Antonin ont embarqué aux Açores il y a cinq jours. Comme bateau-stoppeurs. Ils n'avaient jamais fait de voile, mais ils ont l'habitude de voyager à l'aventure. Après un long séjour en Angola, ils viennent de passer trois mois à faire du woofing sur l'île de Saõ Miguel. On a conclu notre collaboration un soir, dans un restaurant de Ponta Delgada. Chacun a pensé que ça collerait et ça a collé.

Ils vont s'adapter très vite, surtout Césarine qui, dès le premier jour a parfaitement intégré ce que barrer signifie. Elle se passionne pour la marche du bateau et devient une équipière sur laquelle je peux compter. Antonin a plus de difficultés. Il souffre du mal de mer, et tout lui coûte. Il peine à trouver ses appuis et, en embraquant les écoutes, il lui arrive de tomber sur le pont. Ou au fond du cockpit. Mais sa force de caractère va l'aider à supporter jusqu'au bout les conditions du voyage. Jamais il ne se laissera aller à la mauvaise humeur, ni à la plainte.

Cet après-midi de septembre, je savoure donc le retour du beau temps. En quelques heures, nos conditions misérables ont disparu. Comme une promesse de jours meilleurs, le voilier est devenu un palace. La vie est douce. On dort bien, on mange bien. On n'a plus froid. On est au sec. Le pilote automatique fait son travail. Le baromètre est dans les hautes pressions.

À demi allongé sur le banc au vent, mes yeux glissent sur l'horizon, contemplent le sillage éclatant. Seule échelle de mesure de l'immensité. Je lève les yeux et vérifie la chute du génois, à peine frémissante. Je caresse le teck du banc chauffé par le soleil. Loin, très loin du monde, le temps s'étire. Je suis ici, là, depuis toujours, porté par la vie que j'ai choisie.



Depuis si longtemps, cette histoire a commencé aux pieds des falaises de Bretagne. Et sur les plages de Normandie. Un enfant de Paris qui rêve depuis sa fenêtre en contemplant l'Ouest avec une intensité à faire jaillir des vagues aux abords du périphérique. Un enfant qui s'embarque un jour. Une histoire d'amour avec de la passion, des souffrances, des joies intenses, des gifles, des surprises, des coups, des trahisons, des merveilles, des séparations, des extases, des trouilles. Et puis des voyages, des vagues, du gros temps, la peur parfois, les calmes, la soif qui rôde, des escales, des folies aux escales (et en mer). L'amitié. Des milliers de soleils. Des torrents de plancton la nuit, la voie lactée jetée sur l'océan. Le plus beau métier du monde.

Alors je pense à vous. Vous qui m'avez précédé sur les routes salées. Vous qui m'avez enseigné la mer et le ciel. Enseigné les voiles, la barre, les écoutes et les drisses. La mer, la nuit. Et la mer la nuit. Les tempêtes. Les cailloux qui veillent, tapis sous l'eau, parés à vous déchirer. Les winchs, les poulies, les moteurs, les fusibles. Enseigné à grimper dans les mâtures. À hisser les pavillons, tracer les routes, lire les cartes météo, calculer les 12e de marée. À faire les nœuds, les épissures. Vous qui m'avez donné sans retour possible. Si ce n'est ma reconnaissance, peut-être mon engagement...sera-t'il ma plus belle récompense à votre adresse. Mes ainés, mes amis, mes frères.

Je pense à vous. Et je vous envoie ces pensées. Cette litanie, peut-être, où chacun apparaît, portant le cadeau de son enseignement, je vous la dédie. Sur la piste iodée, elle éclate dans l'écume. Grâce à vous, le rêve s'est réalisé. Grâce à vous, ceux dont j'ai la charge sont en sécurité. Grâce à vous, après-demain, je procèderai à la vidange du moteur. Grâce à vous, dans quelques jours, je rentrerai dans un port inconnu dont je n'ai pas les cartes. Grâce à vous encore, j'effectuerai une  belle manœuvre dans un tout petit espace. Grâce à vous, surtout, j'aurais ramené mes équipiers et mon bateau à bon port. Et grâce à vous, je pourrai inviter Césarine et Antonin à partager le verre de l'amitié et l'ivresse du retour à terre.

À vous tous, je dis merci : Jean-Luc, François, Arnaud, Stéphane, Thierry, Franck, Éric, Alain, Jacques, Guy-Marie, Daniel, Denis, Jean-Paul P., Marcus, Jean-Paul D.,


"La reconnaissance est la mémoire du cœur."
- Hans Christian Andersen

  • Jean-Luc Cahours - Premier Maître Navigateur - Dragueur Océanique Alençon 
  • François -  Enseigne de Vaisseau - Dragueur Océanique Alençon
  • Arnaud Maillet - Quartier Maître Mécanicien - Dragueur Océanique Alençon
  • Stéphane Weiss - Quartier Maître Timonier - Dragueur Océanique Alençon 
  • Thierry - Skipper - Feeling 8,5
  • Franck Guégan - Skipper - Nicholson 33
  • Éric - Skipper - Sélection 37
  • Alain Meyer - Skipper - SY Klondyke
  • Jacques Gilbert - Skipper - SY Svoboda
  • Guy-Marie Hohler-Saliou - Skipper - Maxi Atlantic Privateer
  • Daniel - Skipper - Association France Voiles Loisirs
  • Denis Brière - Skipper et Directeur de l'association France Voile Loisirs
  • Jean-Paul Pichon - Skipper & Instructeur LMA Guilvinec - SY Akéla
  • Marcus - Skipper & Instructeur RYA Blue Sailing - SY Melpazo
  • Jean-Paul Deloffre - Skipper & Instructeur RYA & Directeur Blue Sailing - SY Melody Blue IV

Je ne vous oublierai jamais.







mardi 26 mars 2019

La caisse à outils (1)

Indispensable à bord, la caisse à outils est l'objet de toutes les listes possibles, de toutes les inflations superfétatoires, de toutes les polémiques assassines et donc de toutes les dérives. Je vais donc ici apporter ma part au chaos et, malgré tout, essayer de proposer une réflexion au regard des exemples que je fournirai. Je ne parle pas ici des pièces détachées et des diverses fournitures qui feront l'objet d'un autre article.

La caisse à outils minimaliste

Si on est un marin un peu brutal, préoccupé uniquement de la marche du voilier (marche ou crève!) un simple couteau suffira. Je le choisirais équipé d'une lame, d'un démanilleur et d'un épissoir. Il sera porté à la ceinture dans son étui. Ne pas oublier de lui gréer un petit bout pour faciliter son dégainage et éventuellement pour l'assurer au poignet et éviter de le voir filer par-dessus bord à un moment délicat. C'est le minimum du minimum. Pas d'appareillage sans lui, même dans la simple idée de traverser la baie pour changer de bistrot. 

On fera face aux diverses pannes et avaries, qui ne manqueront pas de survenir, à l'aide du précité couteau, mais aussi à grands renforts de jurons, d'insultes (au bateau, aux autres, à soi-même, au dernier mécano qui a mis les pieds à bord...), de coups rageurs sur les équipements. Et peut-être, finalement, de philosophie car elle seule peut venir à bout des situations les plus désespérées. En apprenant à les accepter.

Ceci étant dit, un couteau tel que celui-ci peut beaucoup. Couper, trancher, vider (le poisson), visser, dévisser, tordre, façonner, maniller, démaniller, décapsuler, épisser, poinçonner, percer, marquer, curer, griffer...
Si on n'a pas suffisamment confiance dans les capacités de son couteau et dans ses compétences en philosophie, ou si tout simplement, on est trop attaché à l'existence pour la brader à vil prix, il pourrait être intéressant de s'équiper d'un minimum d'outillage. Ainsi, on pourra prolonger le voyage.

La caisse à outils de base pour la croisière côtière

Quelque soit le programme qu'on choisit, toujours avoir à l'esprit qu'à un moment donné, fatalement, il manquera l'Outil Indispensable: une clé spéciale, un poste à souder, un tour à fraiser, une grue. Ce manque est-il réel ou bien au contraire, nous invite-t'il à considérer une problématique sous un autre angle? L'expérience montre qu'en cas d’extrême urgence, on se découvre des capacités de résilience et d'imagination insoupçonnées. Dans le cas contraire, comme on l'a vu plus haut, la philosophie viendra alors combler le manque.

L'idée est ici de proposer une liste d'incontournables permettant de se sortir de la plupart des situations de panne et d'avarie rencontrées en mer lors d'une croisière côtière. On ne pourra pas pour autant prétendre tout réparer, d'ailleurs, le peut-on jamais? L'objectif recherché est de pouvoir faire face en toute autonomie, d'éviter de rester bloqué à une escale alors qu'on pourrait faire route avec une météo favorable.

Avec un matériel bien choisi et d'excellente qualité, avec des pièces détachées judicieuses, on peut faire beaucoup de route et résoudre bon nombre de problèmes. Après, il y a les rencontres aux escales qui permettent de gagner les compétences que l'on a pas encore, les "ingénieurs de ponton", les professionnels généreux qui expliquent leurs " trucs", les livres (il y en des très bons).

Une caisse à outils est en polypropylène. On évite ainsi l'aspect déprimant et rebutant d'une caisse métallique ayant subi les agressions salines. On évite aussi du coup les pincements barbares des doigts sur de la tôle rouillée, et quelques jurons, dans un coup de roulis. À ce sujet, les caisses à outils dotées d'une fermeture approximative sont à proscrire pour des raisons évidentes. On prendra soin, avant leur acquisition, de vérifier qu'elles vont trouver leur place à bord.
                                              
D'après la liste ci-dessous, donnée à titre d'exemple, on constatera qu'il faudra au moins deux caisses pour contenir le tout. Sans compter la visseuse. L'avantage sera d'avoir des caisses pas trop lourdes, surtout quand il faut les monter sur le pont. On se remerciera. On pourra les organiser de façon rationnelle et en disposer une sur chaque bord pour équilibrer les charges du bateau (si c'est un poids plume, il sera reconnaissant). Penser à les étiqueter à la Dymo pour indiquer les rubriques contenues dans chaque caisse permet de gagner du temps quand il n'y en a plus beaucoup.
 
Les outils de voilerie et de matelotage pourraient être dans une boîte à part avec tous les consommables qui vont avec: assignats, fil à voile, fil à surlier, patchs divers, garcette, etc. En général, son poids est négligeable.

La liste

Encore une fois, choisir des outils d'excellente qualité. Les économies sur ces produits se payent cher. Je parle ici de l'économie sur la qualité, pas sur le prix.  Le rapport de prix entre un excellent outillage neuf et un excellent outillage d'occasion peut s'élever à un facteur 4, voire plus. On trouve sur les sites de vente entre particuliers, sur les étals des vide-greniers et des puces de mer, parfois dans les poubelles de certains ports, des produits d'occasion d'une qualité irréprochable.

Lubrifier et graisser les articulations des pinces et des clés au moins une fois par an. La rouille adore prospérer surtout quand on l'oublie. Toujours essayer de réparer ses outils mais les débarquer sans pitié s'avère indispensable lorsqu'ils sont devenus hors service. Ils pourront peut-être vivre une nouvelle vie à l'atelier à terre, être transformés. Établir une liste des outils sur Excel peut être une excellente idée pour suivre ses inventaires d'une année sur l'autre. L'outillage fait partie intégrante de l'équipement de sécurité du bord. Il vous sauvera peut-être la vie plus d'une fois et, plus souvent, il soulagera l'équipage en lui permettant de résoudre la plupart des problèmes handicapants.


1) Les tournevis
  • Un tournevis plat de mécanicien avec écrou 6 pans 
  • Un tournevis cruciforme de mécanicien avec écrou 6 pans 
  • Un tournevis plat tom pouce 
  • Un tournevis cruciforme tom pouce 
  • Un jeu de 3 tournevis plats
  • Un jeu de 3 tournevis cruciformes
  • Un jeu de 3 tournevis pozidrive
  • Un jeu de 3 tournevis isolés d'électricien (dont 1 pour les dominos bien qu'aujourd'hui, il faudrait plutôt utiliser des connecteurs rapides type Wago - toujours étamer les extrémités des conducteurs)
  • Notes:  1- si on a des vis torx à bord (bien entendu, on complète la liste). 2- Penser à avoir toujours un petit morceau de patafix pour tenir les vis sur l'outil le temps de l'amener en position. Ça économise des crises de nerfs, et du temps. On peut choisir aussi des tournevis magnétiques sachant que sur la visserie inox ça ne fonctionne pas.
2) Les pinces
  • Une pince multiprise (avec cran de position - pince type Knipex Cobra)
  • Une pince coupante
  • Une pince à bec
  • Une tenaille russe
  • Une pince à cosses électriques
  • Une pince-étau
  • Une pince à rivets pop (ne pas oublier de la lubrifier)
3) Les clés 
  • Un jeu de 12 clés à pipe débouchées
  • Un jeu de 12 clés mixtes
  • Un jeu de 9 clés Allen
  • Une clé à molette ouverture 30 mm; longueur 150 mm
  • Une clé à molette ouverture 30 mm; longueur 250 mm
  • Notes: 1- Les jeux de clés à pipe et mixtes incluront la taille de la plus petite et de la plus grosse tête hexagonale du bord. 2- Les clés n°10, 13 et17 devraient être en double: étant très fréquentes d'utilisation, elles sont assez souvent perdues et abimées. 3- Les indications concernant les clés à molettes sont données uniquement à titre indicatif. Elles sont à adapter en fonction des besoins du bord. Les clés à molette serviront notamment aux réglages et autres opérations de maintenance sur le gréement.
4) Les marteaux
  • Massette 1 kg
  • Marteau de mécanicien 0,5 kg
  • Marteau d'électricien
  • Maillet anti-rebonds
5) Les scies
  • Scie égoïne
  • Scie à métaux 
  • Scie à guichet
  • Scie à métaux à monture courte
6) Les limes
  • Lime à bois demi-lune
  • Lime à métal demi-lune
7) Les appareils de mesure
  • Un mètre à ruban de 5 m
  • Un pied à coulisse
  • Un multimètre électrique (impérativement avec une pince ampèremétrique acceptant le courant continu ET alternatif)
8) Les outils de voilerie
  • Un découd vite
  • Une alène 
  • Un jeu d'aiguilles à voile
  • Une paire de ciseau
  • Un cutter
  • Un épissoir
  • Une aiguille à épisser
  • Un briquet
  • Une petite planche à découper en bois (pour la coupe de bouts à chaud)
  • Une paumelle 
9) Le perçage
  • Un vilebrequin à  cliquet 
  • Un jeu de forets à métal (les forets métal percent le bois, le contraire est aléatoire)
  • Une perceuse-visseuse (avec ces deux batteries)
  • Un coffret d'accessoires pour visseuse (avec embout magnétique) 
10) Divers
  • Une lampe à souder à gaz
  • Un briquet
  • Un pistolet à mastic
  • Un jeu de 4 serre-joints
  • Une baladeuse sans fil (magnétique de préférence) 
  • Un ciseau à bois
  • Une paire de ciseau
  • Un cutter

"La richesse n'est pas la quantité d'argent que l'on possède mais la façon dont on l'utilise"
- Paulo Coelho

                                                                                                                                                         


dimanche 24 mars 2019

Nuit noire

Août 1990.
Le temps s'est suspendu l'espace d'une ou deux interminables secondes, le temps pour le voilier de glisser silencieusement sur les quelques mètres le séparant du début de sa fin. Un bruit obscène a résonné dans la petite crique qu'une nuit d'encre avait envahie : le premier choc de la coque sur la roche sous-marine, le bruit d'un pied écrasant la cagette qu'on veut mettre au feu. Puis à nouveau un grand silence rompu par le son terrifiant du ressac qui allait bientôt faire son œuvre. Un désastre annoncé quelques jours plus tôt.

Nous avions quitté le port de Ouistreham huit jours auparavant pour une croisière aux îles anglo-normandes. Quatre personnes à bord : Franck, aspirant skipper, Florence, mon amie, Christian, un excellent collègue de travail et moi. J'avais convaincu Florence et Christian de se joindre à moi pour ce projet de croisière. Ils n'avaient jamais mis les pieds sur un voilier et en ce qui me concerne, mon niveau en voile était encore assez limité.

Nous étions tombé en panne depuis quelques jours. Un soir, le moteur refusa de démarrer à l'entrée du port de Saint-Hélier à Jersey. L'envie de se jeter quelques pintes derrière le col étant particulièrement impérieuse, nous avons tourné le dos à la mécanique récalcitrante et expédié un rapide accostage à la voile. Une fois amarré, nous avions jeté un vague coup d’œil perplexe dans la cale moteur, puis finalement, il fut convenu que le problème serait résolu par le mécanicien de Ouistreham. Nous avions ainsi économisé un temps précieux au profit d'une bonne soirée au pub et au fish & chips du coin.

Désormais, nous enchaînions à la voile  (et aussi au pied), avec virtuosité, les arrivées et les sorties de port, généreusement encouragés par les insultes de Franck qui, au dépend de nos susceptibilités, faisait ses premières armes comme skipper. Le temps était splendide, un régime de brise thermique s'était installé sur la Manche et les escales arrosées "so british" succédaient aux mouillages idylliques. Mes compagnons de route était ravis. En mon for intérieur, je rêvais déjà à une carrière de skipper.

Sur la route du retour, une belle brise d'Ouest associée à la marée montante nous permettait de passer sous spi le raz Blanchard, puis de doubler à la tombée de la nuit la Pointe de Barfleur. A ce train-là nous prévoyions de nous présenter trop tôt à l'entrée du port de Ouistreham, qui, à marée descendante, est défendue par un seuil. Afin d'attendre la marée favorable, il a été décidé que nous irions relâcher au mouillage dans une sorte de crique de l'Île Tatihou, à proximité de Saint-Vaast-la-Hougue. Ce qui fut fait.

Dans la nuit, le vent tourna sournoisement et la houle commença à rendre le mouillage très agité. Nous avons mis le nez dehors pour constater que l'arrière du voilier était maintenant dirigé vers la côte de l'île. Sombre nouvelle. Franck a alors décidé qu'il fallait lever l'ancre sur le champ et quitter le mouillage. Sans moteur, la manœuvre ne souffrirait aucune erreur: il n'y aurait pas de deuxième chance.

Nous étions vraiment près des récifs. Si on ne les voyait pas, le son très net du ressac révélait leur dangereuse proximité d'une façon fort déplaisante. L'idée était de se haler sur l'ancre, de la relever très rapidement à l'à pic en conservant suffisamment d'erre pour tirer un petit bord de près, puis virer et partir vers le large. Simple mais très risqué dans un mouchoir de poche, à fortiori en plein milieu d'une nuit sans lune. Les tâches furent rapidement distribuées à des cerveaux embrumés et à des mains inexpertes.

L'absence de réelle coordination accompagnée de nos incompétences réunies conduit tout d'abord Christian à remonter l'ancre trop tôt, puis Florence à envoyer la voile d'avant fatalement trop tard. Le temps que les filets d'eau accrochent, que le bateau prenne de la vitesse dans la bonne direction, il aura déjà abattu et sera envoyé directement sur les cailloux.

Stupéfait, je regarde faseyer le foc qui, en dernier recours, a été renvoyé sur le patara pour tenter de dégager la quille du piège de roche dans lequel elle est s'est logée. Pavillon blanc sur le noir de la nuit, la voile salue notre désastre. Ses écoutes s'emmêlent rageusement sous le vent. Manœuvre de la dernière chance, ratée pour cause d'absence de nœuds en huit aux extrémités des écoutes. Désespéré, en grande verve d'insultes, Franck hurle de ramener l'ancre sur l'arrière et de la lancer comme ancre de jet. En fait de jet, l'ancre décrit une courbe ridicule et plonge à moins de deux mètres du voilier. C'est fini.

Un deuxième craquement retentit dans la crique. La marée monte. Franck se précipite dans la cabine déjà envahie d'eau. Il envoie un mayday et nous gueule de rassembler nos affaires pour évacuer. Le ressac bouscule maintenant le bateau avec un violence incroyable. Nous sommes jetés sur le pont, on prend des coups insensés quand on se relève, on ne voit rien, on s'écrase les genoux sur les winchs, on s'écorche sur l'antidérapant en progressant avec nos sacs, la bôme balaye le pont menaçant les crânes. C'est la panique. Vite évacuer pour que ça s'arrête. On se jette à l'eau. Les rochers secs sont juste là. On est sauvés.

Assis sur le chemin de ronde du fort Vauban de l'Île de Tatihou, sans prononcer un mot, nous attendons les secours en grelottant. Le soleil s'est levé, éclairant le lieu du désastre. La crique est minuscule et jonchée de pierres noires acérées. Qu'est-ce-qu'on est venu faire ici en pleine nuit ? Je contemple, fasciné, les restes du voilier, un mât noir émergeant de l'eau. Florence pleure en silence. Christian se lève mécaniquement et s'éloigne. Il paraît en état de choc. Franck regarde la mer en serrant les dents.

Le canot de sauvetage de la SNSM est en approche. Une annexe est mise à l'eau. Cinq minutes plus tard nous sommes à bord de la vedette des sauveteurs. L'île maudite s'éloigne dans le sillage. On nous tend des mugs de café bouillant, des couvertures. On nous sourit gentiment. Les marins n'auront pas un mot de reproche une fois notre récit entendu. Ils ont juste insisté sur le fait que notre mouillage était vraiment mal pavé. On veut vite arriver, tourner cette page. Digérer.

Pour moi, la leçon portera pour toujours et a contribué à faire de moi un marin se méfiant de la terre et ne prenant jamais un mouillage, même un "vrai",  pour autre chose que ce qu'il est : un abri temporaire et toujours susceptible de devenir un piège. Et ce même si la topographie et la météo sont favorables. L'art du mouillage, malgré ses apparences de facilité, est certainement une des compétences les plus longues à acquérir. Au mouillage, on est toujours en mer.

"L'homme est comme un ange en danger" 
- (MC Solar)

Soutenez la SNSM et sauvez des vies :
https://don.snsm.org/soutenir?gclid=CjwKCAjw1dzkBRBWEiwAROVDLNEvNgxwbZktoRAliKX0hzJ-Zk4dpnGp









mardi 19 mars 2019

Le prolongement de ma main

Je me rappelle très bien ce moment magique où j'ai pris conscience que mon bateau était devenu le prolongement de ma main. C'était une fin de journée d'été, et j'arrivais au mouillage de l'anse du Salus (un mouillage de très beau temps) situé sur l'Île de Houat. Après avoir affalé le foc, je suis venu doucement face au vent. J'ai molli la drisse de grand-voile qui est tombée dans son lazy-bag.

Le voilier a parcouru encore quelques longueurs, puis s'est arrêté sur son erre. J'ai laissé rapidement filer la ligne de mouillage pour poser l'ancre sur le fond de sable. J'ai fait un tour mort avec le câblot que j'ai donné à la demande alors que le bateau culait. A la longueur voulue, j'ai frappé la ligne sur son taquet. La ligne s'est tendue, durcie, le bateau à lentement viré dans le lit du vent et s'est arrêté.

J'ai alors éprouvé, dans le silence qui répondait au ciel, la réponse d'un moment parfait. Un sentiment d'accomplissement simple, joyeux, positif. Sentiment d'unité avec les éléments mais aussi, et en particulier, avec ce voilier qui, de jour en jour, répondait à mes sollicitations de la plus docile des manières, jusqu'à cet instant où tout d'un coup, je prenais conscience du lien que j'avais créé avec lui, une sorte d'accord parfait.

Je n'avais rien fait de spécial pour atteindre cette plénitude à cet instant précis, mais j'ai compris ce jour-là que ce qui l'avait rendu possible était l'adéquation physique et mentale entre le bateau et moi-même. Entre mes décisions et les manœuvres qui en découlaient. Entre mes envies et les conditions de navigation. Entre moi et un environnement marin particulier.

Avec l'expérience, je m'aperçois que cet accord parfait ne va pas toujours de soi. En discutant avec d'autres voileux, leurs témoignages, comme le mien, me montrent qu'effectivement, les choses se passent parfois dans une certaine douleur et que certains voiliers sont plus difficiles à "apprendre" que d'autres. Les essais des revues nautiques n'ont rien à voir là-dedans, aussi objectifs peuvent-ils être.

On dit souvent que ce qui détermine le choix d'un bateau, c'est le programme qu'on se propose de suivre. C'est très juste et c'est absolument essentiel. Il ne sert à rien de faire l'acquisition d'un 420 en s'imaginant pouvoir faire de la navigation hauturière. Par contre, moyennant une préparation sérieuse de ce type de dériveur (et du marin), un tour de Corse en été par exemple, est tout à fait envisageable.

Tout commence toujours par un désir, puis une volonté. On définit un programme, un voyage, une destination, une période de l'année. Ces éléments vont conduire à envisager de choisir le vaisseau de ce désir originel. Et il est toujours difficile, dans ces moments-là, de garder les pieds sur terre.

La réponse est en nous. Quelles sont mes propres compétences? Maritimes, techniques, physiques et mentales. Aucun choix sérieux ne peut faire l'économie de s'interroger sur soi-même. Écrire ses interrogations peut permettre de les cerner et d'y répondre en toute honnêteté, hors du confort grisant du bistrot du club nautique.

La formule pourrait être : le Désir (qui naît d'un rêve), la Réflexion (issue de l'introspection), la Décision (provenant d'un choix), l'Armement (qui suit l'acquisition). C'est cette démarche personnelle qui ne laisse aucune part à l'ombre qui va conduire à la réussite du projet nautique, quel qu'il soit. Cependant, rien ne devrait empêcher de se mettre la barre au-dessus de soi. En toute conscience. En toute indépendance. C'est ce qui permet d'avancer, de se dépasser et de vivre des choses qui font battre le cœur.


Alors et ensuite, il faudra apprivoiser l'oiseau du large, apprendre ses possibilités, ses limites. Lui parler et surtout l'écouter. Et lui répondre. S'entraîner à la manœuvre avec lui sans relâche, faire corps avec lui. Le soigner de préférence avant qu'il ne se blesse et le faire après, en lui demandant pardon, car s'il est blessé, c'est souvent à cause du marin. L'oiseau du large est aussi parfois un tigre qu'il faut aussi apprivoiser et surtout dompter. Ne jamais oublier que ses forces sont souvent bien supérieures aux nôtres. C'est grâce à elles qu'il pourra nous emmener de l'autre côté de l'horizon. Raison de plus pour s'affûter.

Alors, on pourra appareiller et rêver les yeux grands ouverts.


"L'effort qu'on fait pour être heureux n'est jamais perdu" 
- (Alain)