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dimanche 24 mars 2019

Nuit noire

Août 1990.
Le temps s'est suspendu l'espace d'une ou deux interminables secondes, le temps pour le voilier de glisser silencieusement sur les quelques mètres le séparant du début de sa fin. Un bruit obscène a résonné dans la petite crique qu'une nuit d'encre avait envahie : le premier choc de la coque sur la roche sous-marine, le bruit d'un pied écrasant la cagette qu'on veut mettre au feu. Puis à nouveau un grand silence rompu par le son terrifiant du ressac qui allait bientôt faire son œuvre. Un désastre annoncé quelques jours plus tôt.

Nous avions quitté le port de Ouistreham huit jours auparavant pour une croisière aux îles anglo-normandes. Quatre personnes à bord : Franck, aspirant skipper, Florence, mon amie, Christian, un excellent collègue de travail et moi. J'avais convaincu Florence et Christian de se joindre à moi pour ce projet de croisière. Ils n'avaient jamais mis les pieds sur un voilier et en ce qui me concerne, mon niveau en voile était encore assez limité.

Nous étions tombé en panne depuis quelques jours. Un soir, le moteur refusa de démarrer à l'entrée du port de Saint-Hélier à Jersey. L'envie de se jeter quelques pintes derrière le col étant particulièrement impérieuse, nous avons tourné le dos à la mécanique récalcitrante et expédié un rapide accostage à la voile. Une fois amarré, nous avions jeté un vague coup d’œil perplexe dans la cale moteur, puis finalement, il fut convenu que le problème serait résolu par le mécanicien de Ouistreham. Nous avions ainsi économisé un temps précieux au profit d'une bonne soirée au pub et au fish & chips du coin.

Désormais, nous enchaînions à la voile  (et aussi au pied), avec virtuosité, les arrivées et les sorties de port, généreusement encouragés par les insultes de Franck qui, au dépend de nos susceptibilités, faisait ses premières armes comme skipper. Le temps était splendide, un régime de brise thermique s'était installé sur la Manche et les escales arrosées "so british" succédaient aux mouillages idylliques. Mes compagnons de route était ravis. En mon for intérieur, je rêvais déjà à une carrière de skipper.

Sur la route du retour, une belle brise d'Ouest associée à la marée montante nous permettait de passer sous spi le raz Blanchard, puis de doubler à la tombée de la nuit la Pointe de Barfleur. A ce train-là nous prévoyions de nous présenter trop tôt à l'entrée du port de Ouistreham, qui, à marée descendante, est défendue par un seuil. Afin d'attendre la marée favorable, il a été décidé que nous irions relâcher au mouillage dans une sorte de crique de l'Île Tatihou, à proximité de Saint-Vaast-la-Hougue. Ce qui fut fait.

Dans la nuit, le vent tourna sournoisement et la houle commença à rendre le mouillage très agité. Nous avons mis le nez dehors pour constater que l'arrière du voilier était maintenant dirigé vers la côte de l'île. Sombre nouvelle. Franck a alors décidé qu'il fallait lever l'ancre sur le champ et quitter le mouillage. Sans moteur, la manœuvre ne souffrirait aucune erreur: il n'y aurait pas de deuxième chance.

Nous étions vraiment près des récifs. Si on ne les voyait pas, le son très net du ressac révélait leur dangereuse proximité d'une façon fort déplaisante. L'idée était de se haler sur l'ancre, de la relever très rapidement à l'à pic en conservant suffisamment d'erre pour tirer un petit bord de près, puis virer et partir vers le large. Simple mais très risqué dans un mouchoir de poche, à fortiori en plein milieu d'une nuit sans lune. Les tâches furent rapidement distribuées à des cerveaux embrumés et à des mains inexpertes.

L'absence de réelle coordination accompagnée de nos incompétences réunies conduit tout d'abord Christian à remonter l'ancre trop tôt, puis Florence à envoyer la voile d'avant fatalement trop tard. Le temps que les filets d'eau accrochent, que le bateau prenne de la vitesse dans la bonne direction, il aura déjà abattu et sera envoyé directement sur les cailloux.

Stupéfait, je regarde faseyer le foc qui, en dernier recours, a été renvoyé sur le patara pour tenter de dégager la quille du piège de roche dans lequel elle est s'est logée. Pavillon blanc sur le noir de la nuit, la voile salue notre désastre. Ses écoutes s'emmêlent rageusement sous le vent. Manœuvre de la dernière chance, ratée pour cause d'absence de nœuds en huit aux extrémités des écoutes. Désespéré, en grande verve d'insultes, Franck hurle de ramener l'ancre sur l'arrière et de la lancer comme ancre de jet. En fait de jet, l'ancre décrit une courbe ridicule et plonge à moins de deux mètres du voilier. C'est fini.

Un deuxième craquement retentit dans la crique. La marée monte. Franck se précipite dans la cabine déjà envahie d'eau. Il envoie un mayday et nous gueule de rassembler nos affaires pour évacuer. Le ressac bouscule maintenant le bateau avec un violence incroyable. Nous sommes jetés sur le pont, on prend des coups insensés quand on se relève, on ne voit rien, on s'écrase les genoux sur les winchs, on s'écorche sur l'antidérapant en progressant avec nos sacs, la bôme balaye le pont menaçant les crânes. C'est la panique. Vite évacuer pour que ça s'arrête. On se jette à l'eau. Les rochers secs sont juste là. On est sauvés.

Assis sur le chemin de ronde du fort Vauban de l'Île de Tatihou, sans prononcer un mot, nous attendons les secours en grelottant. Le soleil s'est levé, éclairant le lieu du désastre. La crique est minuscule et jonchée de pierres noires acérées. Qu'est-ce-qu'on est venu faire ici en pleine nuit ? Je contemple, fasciné, les restes du voilier, un mât noir émergeant de l'eau. Florence pleure en silence. Christian se lève mécaniquement et s'éloigne. Il paraît en état de choc. Franck regarde la mer en serrant les dents.

Le canot de sauvetage de la SNSM est en approche. Une annexe est mise à l'eau. Cinq minutes plus tard nous sommes à bord de la vedette des sauveteurs. L'île maudite s'éloigne dans le sillage. On nous tend des mugs de café bouillant, des couvertures. On nous sourit gentiment. Les marins n'auront pas un mot de reproche une fois notre récit entendu. Ils ont juste insisté sur le fait que notre mouillage était vraiment mal pavé. On veut vite arriver, tourner cette page. Digérer.

Pour moi, la leçon portera pour toujours et a contribué à faire de moi un marin se méfiant de la terre et ne prenant jamais un mouillage, même un "vrai",  pour autre chose que ce qu'il est : un abri temporaire et toujours susceptible de devenir un piège. Et ce même si la topographie et la météo sont favorables. L'art du mouillage, malgré ses apparences de facilité, est certainement une des compétences les plus longues à acquérir. Au mouillage, on est toujours en mer.

"L'homme est comme un ange en danger" 
- (MC Solar)

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