lundi 1 avril 2019

Merci

Été 2012. Le voilier est sur le chemin du retour. Nous sommes au mois de Septembre, quelque part entre les Açores et le Portugal, en direction du détroit de Gibraltar. Au largue, sous un bon force 5 de sud-ouest, le ketch taille sa route sur un Atlantique tout bleu, ourlé de blanc. C'est la fin de l'été mais on sent encore très bien la morsure du soleil. La routine des quarts s'est installée entre nous trois. Les premiers jours ont été éprouvants. Des conditions orageuses, accompagnées de vents instables du secteur est, nous ont contraints à louvoyer sous des grains violents pendant plusieurs jours. 

Nous ne comptons plus les virements de bord ni les changements de voiles. Nos mains, gorgées de sel, sont en permanence fripées. Cuisiner est devenu difficile. Ranger, pénible. Les tranches de sommeil sont à peine reposantes. C'est l'ordinaire de très longues journées, qui s'étirent à perte de vue. Au près serré dans une brise imprévisible. Ciel plombé, parfois furieusement rosé. Des éclairs partout. De la beauté.

Il aurait été tentant de partir plus au sud, mais les vents auraient été inexistants. Quant à partir au nord, vu l'ampleur du système météo, le détour n'en aurait pas valu la peine. On se contente de virer quand le contrebord devient plus favorable. En terme de gain au vent. Comme toujours, en mer, il faut parfois courber l'échine sachant que le vent tournera. Qu'on reverra le soleil pour de vrai. Un jour. C'est arrivé hier.

Césarine et Antonin ont embarqué aux Açores il y a cinq jours. Comme bateau-stoppeurs. Ils n'avaient jamais fait de voile, mais ils ont l'habitude de voyager à l'aventure. Après un long séjour en Angola, ils viennent de passer trois mois à faire du woofing sur l'île de Saõ Miguel. On a conclu notre collaboration un soir, dans un restaurant de Ponta Delgada. Chacun a pensé que ça collerait et ça a collé.

Ils vont s'adapter très vite, surtout Césarine qui, dès le premier jour a parfaitement intégré ce que barrer signifie. Elle se passionne pour la marche du bateau et devient une équipière sur laquelle je peux compter. Antonin a plus de difficultés. Il souffre du mal de mer, et tout lui coûte. Il peine à trouver ses appuis et, en embraquant les écoutes, il lui arrive de tomber sur le pont. Ou au fond du cockpit. Mais sa force de caractère va l'aider à supporter jusqu'au bout les conditions du voyage. Jamais il ne se laissera aller à la mauvaise humeur, ni à la plainte.

Cet après-midi de septembre, je savoure donc le retour du beau temps. En quelques heures, nos conditions misérables ont disparu. Comme une promesse de jours meilleurs, le voilier est devenu un palace. La vie est douce. On dort bien, on mange bien. On n'a plus froid. On est au sec. Le pilote automatique fait son travail. Le baromètre est dans les hautes pressions.

À demi allongé sur le banc au vent, mes yeux glissent sur l'horizon, contemplent le sillage éclatant. Seule échelle de mesure de l'immensité. Je lève les yeux et vérifie la chute du génois, à peine frémissante. Je caresse le teck du banc chauffé par le soleil. Loin, très loin du monde, le temps s'étire. Je suis ici, là, depuis toujours, porté par la vie que j'ai choisie.



Depuis si longtemps, cette histoire a commencé aux pieds des falaises de Bretagne. Et sur les plages de Normandie. Un enfant de Paris qui rêve depuis sa fenêtre en contemplant l'Ouest avec une intensité à faire jaillir des vagues aux abords du périphérique. Un enfant qui s'embarque un jour. Une histoire d'amour avec de la passion, des souffrances, des joies intenses, des gifles, des surprises, des coups, des trahisons, des merveilles, des séparations, des extases, des trouilles. Et puis des voyages, des vagues, du gros temps, la peur parfois, les calmes, la soif qui rôde, des escales, des folies aux escales (et en mer). L'amitié. Des milliers de soleils. Des torrents de plancton la nuit, la voie lactée jetée sur l'océan. Le plus beau métier du monde.

Alors je pense à vous. Vous qui m'avez précédé sur les routes salées. Vous qui m'avez enseigné la mer et le ciel. Enseigné les voiles, la barre, les écoutes et les drisses. La mer, la nuit. Et la mer la nuit. Les tempêtes. Les cailloux qui veillent, tapis sous l'eau, parés à vous déchirer. Les winchs, les poulies, les moteurs, les fusibles. Enseigné à grimper dans les mâtures. À hisser les pavillons, tracer les routes, lire les cartes météo, calculer les 12e de marée. À faire les nœuds, les épissures. Vous qui m'avez donné sans retour possible. Si ce n'est ma reconnaissance, peut-être mon engagement...sera-t'il ma plus belle récompense à votre adresse. Mes ainés, mes amis, mes frères.

Je pense à vous. Et je vous envoie ces pensées. Cette litanie, peut-être, où chacun apparaît, portant le cadeau de son enseignement, je vous la dédie. Sur la piste iodée, elle éclate dans l'écume. Grâce à vous, le rêve s'est réalisé. Grâce à vous, ceux dont j'ai la charge sont en sécurité. Grâce à vous, après-demain, je procèderai à la vidange du moteur. Grâce à vous, dans quelques jours, je rentrerai dans un port inconnu dont je n'ai pas les cartes. Grâce à vous encore, j'effectuerai une  belle manœuvre dans un tout petit espace. Grâce à vous, surtout, j'aurais ramené mes équipiers et mon bateau à bon port. Et grâce à vous, je pourrai inviter Césarine et Antonin à partager le verre de l'amitié et l'ivresse du retour à terre.

À vous tous, je dis merci : Jean-Luc, François, Arnaud, Stéphane, Thierry, Franck, Éric, Alain, Jacques, Guy-Marie, Daniel, Denis, Jean-Paul P., Marcus, Jean-Paul D.,


"La reconnaissance est la mémoire du cœur."
- Hans Christian Andersen

  • Jean-Luc Cahours - Premier Maître Navigateur - Dragueur Océanique Alençon 
  • François -  Enseigne de Vaisseau - Dragueur Océanique Alençon
  • Arnaud Maillet - Quartier Maître Mécanicien - Dragueur Océanique Alençon
  • Stéphane Weiss - Quartier Maître Timonier - Dragueur Océanique Alençon 
  • Thierry - Skipper - Feeling 8,5
  • Franck Guégan - Skipper - Nicholson 33
  • Éric - Skipper - Sélection 37
  • Alain Meyer - Skipper - SY Klondyke
  • Jacques Gilbert - Skipper - SY Svoboda
  • Guy-Marie Hohler-Saliou - Skipper - Maxi Atlantic Privateer
  • Daniel - Skipper - Association France Voiles Loisirs
  • Denis Brière - Skipper et Directeur de l'association France Voile Loisirs
  • Jean-Paul Pichon - Skipper & Instructeur LMA Guilvinec - SY Akéla
  • Marcus - Skipper & Instructeur RYA Blue Sailing - SY Melpazo
  • Jean-Paul Deloffre - Skipper & Instructeur RYA & Directeur Blue Sailing - SY Melody Blue IV

Je ne vous oublierai jamais.







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