samedi 27 avril 2019

Es-tu prêt à mourir ?

Je l'ai constaté malgré moi bien souvent, la vie est une tragédie. J'ai souvent pensé que c'était une vision pessimiste jusqu'au jour où j'ai fini par comprendre que c'est ce qu'elle est, de façon constitutive, logique, irréfutable. Notre vie sera traversée par des moments de toutes sortes de couleurs, d'intensités, d'émotions, d'évènements heureux ou pas. Et nous savons tous comment elle finira. La mort est la source de la beauté de la vie. La mort en tant qu'issue. Le lieu d'où nous venons et vers lequel nous repartirons. Comblé, apaisé, nous l'espérons tous. Nous voulons quitter les moissons de la Vie, les sacoches pleines.

Dans nos sociétés qui cherchent à gommer la mort de nos esprits, à façonner nos âmes conformément au schéma des valeurs du nouveau monde, celui de la mort de la mort, l'acte final de notre pièce personnelle est inenvisageable. Les êtres et les choses disparaissent et s'effondrent autour de nous. Et notre indifférence n'a d'équivalent que notre inconscience. Au mieux, la mort est regardée de façon technique, clinique, mais comme une option à laquelle il convient d'échapper. Pour qui? Pour quoi? La culture du risque qui irrigue les politiques publiques et le monde de l'entreprise et partant, l'ensemble de la société, n'ont d'autres objectifs que la pérennité d'un système épuisant et gourmand en ressources. Planétaires et humaines. L'absence de prise en compte de cette dernière réalité est génératrice d'aliénation au plan  individuel. Sa prise en compte, la source d'une immense liberté.

Les aventures de grande croisière à la voile nous confrontent à l'anticipation du risque et à sa réalité. Dans la chaleur du carré, l'environnement ennuyeux et rassurant du shipchandler, à l'apéritif dans le cockpit d'un ami, sont mis au point des scénarios d'évacuation du type "abandon-ship", des listes impressionnantes d'intelligence et de clairvoyance, de perspicacité, voire de compétence (plus rarement). Et tout cela est d'une importance incontournable. Lors de ces moments, nous prenons parfaitement en conscience du fait que la société sera laissée loin derrière l'horizon et que seule notre préparation et notre équipement ferons la différence. Mais croyons-nous vraiment à ces scénarios?

L'incorrection qui m'anime parfois m'incite à me demander: pourquoi tout ça? À quoi cela rime-t'il vraiment? Pourquoi attacher tant d'importance à l'existence? S'agit-il vraiment de préserver notre vie et celle de ceux qu'on embarque? Est-ce d'ailleurs vraiment possible avec ce qui est disponible sur le marché des équipements de sécurité? Ou s'agit-il uniquement de se rassurer et de se donner bonne conscience? Prendre la mer pour le plaisir, pour la joie de parcourir la peau du diable, est précisément indécent et peut générer une certaine angoisse mêlée de culpabilité. Pour tenter d'éteindre ces indignes sentiments, deux approches indissociables sont nécessaires: la préparation et la prise de risque. La première tend à répondre à l'angoisse, la seconde à la culpabilité de l'occidental en mal d'aventure dans une société qui justement, fuit l'aventure et les aventuriers (tout en les adulant).

Prendre conscience de ces paradoxes conduit à se poser de déplaisantes questions comme celles évoquées plus haut. Et finalement à tenter de se préparer pour de vrai. Pas uniquement en consultant des catalogues. Et pas seulement en bâtissant des scénarios. Bien entendu, il faudra en passer par là. Mais avant, je veux sentir ce et ceux qui m'attachent à l'existence me chuchoter à l'oreille le chant de la vie. Je veux aussi entendre la parole de la faucheuse maraudant sur les flots. Je veux sentir le froid m'envahir et la terreur s'emparer de moi à l'idée de tomber à la mer, l'horreur d'assister à la chute d'un équipier qui peut aussi faire partie de ma famille. Je veux savoir pourquoi je vis, pourquoi j'aime, pourquoi je veux prendre le risque de l'océan.

Si je ne suis pas prêt à mourir en mer, je n'ai pas le droit de partir en mer. Si je ne suis pas prêt à voir l'autre mourir, je n'ai pas le droit d'appareiller. Pour être prêt, il faut avoir été préparé. C'est une porte ouverte qu'il faut absolument enfoncer. S'il faut l'enfoncer, c'est bien qu'en vérité, malgré les apparences et le bon sens, elle est souvent fermée. Le bon sens est respectable, mais la respectabilité est d'un ennui et d'une inutilité infinie pour survivre. Si la survie dépend indiscutablement d'une préparation matérielle rigoureuse, c'est finalement, le sens marin, l'instinct de survie et l'intuition qui permettent de se sortir des mauvais pas et des pires situations.



La première des préparations est morale. Elle est la décision de l'engagement. Le sentiment d'engagement. Chevillé au corps dans ce qu'il y a de plus essentiel. Sans cette conscience de mettre son existence au risque de quelque chose de plus grand que soi, aucune aventure maritime n'est envisageable. Il en est de même pour l'alpiniste et pour l'explorateur. L'engagement, à la fois la cause et la conséquence de toute prise de risque dans laquelle la vie est mise en jeu. Tel en est le prix. Et le charme infini.

Le sentiment de responsabilité découlera du choix de l'engagement. La responsabilité en tant que capacité à répondre aux diverses questions et exigences de notre environnement et de notre équipage. Elle est en lien, fondamentalement, avec nos compétences. Suis-je capable de répondre au gréement lorsque le vent le sollicite à outrance, d'apporter au moteur les soins qu'il mérite, de rassurer mes équipiers quand le mauvais temps gronde? De prendre les bonnes décisions, même quand elles sont incomprises, pour maintenir le but de l'expédition? D'être capable aussi d'y renoncer pour assurer la sécurité du bateau et de ceux qui ont accepté de nous accompagner? Y compris celle de ceux qui sont voués à la préservation de la vie en mer. De ne jamais compromettre la possibilité de gagner un abri?  Et de tout faire, pour un jour revoir cette terre chérie qui porte ceux qu'on aime et qui nous attendent, parfois en priant.


"La liberté n'est pas l'absence d'engagement, mais la liberté de choisir."
- Paulo Coelho

lundi 1 avril 2019

Merci

Été 2012. Le voilier est sur le chemin du retour. Nous sommes au mois de Septembre, quelque part entre les Açores et le Portugal, en direction du détroit de Gibraltar. Au largue, sous un bon force 5 de sud-ouest, le ketch taille sa route sur un Atlantique tout bleu, ourlé de blanc. C'est la fin de l'été mais on sent encore très bien la morsure du soleil. La routine des quarts s'est installée entre nous trois. Les premiers jours ont été éprouvants. Des conditions orageuses, accompagnées de vents instables du secteur est, nous ont contraints à louvoyer sous des grains violents pendant plusieurs jours. 

Nous ne comptons plus les virements de bord ni les changements de voiles. Nos mains, gorgées de sel, sont en permanence fripées. Cuisiner est devenu difficile. Ranger, pénible. Les tranches de sommeil sont à peine reposantes. C'est l'ordinaire de très longues journées, qui s'étirent à perte de vue. Au près serré dans une brise imprévisible. Ciel plombé, parfois furieusement rosé. Des éclairs partout. De la beauté.

Il aurait été tentant de partir plus au sud, mais les vents auraient été inexistants. Quant à partir au nord, vu l'ampleur du système météo, le détour n'en aurait pas valu la peine. On se contente de virer quand le contrebord devient plus favorable. En terme de gain au vent. Comme toujours, en mer, il faut parfois courber l'échine sachant que le vent tournera. Qu'on reverra le soleil pour de vrai. Un jour. C'est arrivé hier.

Césarine et Antonin ont embarqué aux Açores il y a cinq jours. Comme bateau-stoppeurs. Ils n'avaient jamais fait de voile, mais ils ont l'habitude de voyager à l'aventure. Après un long séjour en Angola, ils viennent de passer trois mois à faire du woofing sur l'île de Saõ Miguel. On a conclu notre collaboration un soir, dans un restaurant de Ponta Delgada. Chacun a pensé que ça collerait et ça a collé.

Ils vont s'adapter très vite, surtout Césarine qui, dès le premier jour a parfaitement intégré ce que barrer signifie. Elle se passionne pour la marche du bateau et devient une équipière sur laquelle je peux compter. Antonin a plus de difficultés. Il souffre du mal de mer, et tout lui coûte. Il peine à trouver ses appuis et, en embraquant les écoutes, il lui arrive de tomber sur le pont. Ou au fond du cockpit. Mais sa force de caractère va l'aider à supporter jusqu'au bout les conditions du voyage. Jamais il ne se laissera aller à la mauvaise humeur, ni à la plainte.

Cet après-midi de septembre, je savoure donc le retour du beau temps. En quelques heures, nos conditions misérables ont disparu. Comme une promesse de jours meilleurs, le voilier est devenu un palace. La vie est douce. On dort bien, on mange bien. On n'a plus froid. On est au sec. Le pilote automatique fait son travail. Le baromètre est dans les hautes pressions.

À demi allongé sur le banc au vent, mes yeux glissent sur l'horizon, contemplent le sillage éclatant. Seule échelle de mesure de l'immensité. Je lève les yeux et vérifie la chute du génois, à peine frémissante. Je caresse le teck du banc chauffé par le soleil. Loin, très loin du monde, le temps s'étire. Je suis ici, là, depuis toujours, porté par la vie que j'ai choisie.



Depuis si longtemps, cette histoire a commencé aux pieds des falaises de Bretagne. Et sur les plages de Normandie. Un enfant de Paris qui rêve depuis sa fenêtre en contemplant l'Ouest avec une intensité à faire jaillir des vagues aux abords du périphérique. Un enfant qui s'embarque un jour. Une histoire d'amour avec de la passion, des souffrances, des joies intenses, des gifles, des surprises, des coups, des trahisons, des merveilles, des séparations, des extases, des trouilles. Et puis des voyages, des vagues, du gros temps, la peur parfois, les calmes, la soif qui rôde, des escales, des folies aux escales (et en mer). L'amitié. Des milliers de soleils. Des torrents de plancton la nuit, la voie lactée jetée sur l'océan. Le plus beau métier du monde.

Alors je pense à vous. Vous qui m'avez précédé sur les routes salées. Vous qui m'avez enseigné la mer et le ciel. Enseigné les voiles, la barre, les écoutes et les drisses. La mer, la nuit. Et la mer la nuit. Les tempêtes. Les cailloux qui veillent, tapis sous l'eau, parés à vous déchirer. Les winchs, les poulies, les moteurs, les fusibles. Enseigné à grimper dans les mâtures. À hisser les pavillons, tracer les routes, lire les cartes météo, calculer les 12e de marée. À faire les nœuds, les épissures. Vous qui m'avez donné sans retour possible. Si ce n'est ma reconnaissance, peut-être mon engagement...sera-t'il ma plus belle récompense à votre adresse. Mes ainés, mes amis, mes frères.

Je pense à vous. Et je vous envoie ces pensées. Cette litanie, peut-être, où chacun apparaît, portant le cadeau de son enseignement, je vous la dédie. Sur la piste iodée, elle éclate dans l'écume. Grâce à vous, le rêve s'est réalisé. Grâce à vous, ceux dont j'ai la charge sont en sécurité. Grâce à vous, après-demain, je procèderai à la vidange du moteur. Grâce à vous, dans quelques jours, je rentrerai dans un port inconnu dont je n'ai pas les cartes. Grâce à vous encore, j'effectuerai une  belle manœuvre dans un tout petit espace. Grâce à vous, surtout, j'aurais ramené mes équipiers et mon bateau à bon port. Et grâce à vous, je pourrai inviter Césarine et Antonin à partager le verre de l'amitié et l'ivresse du retour à terre.

À vous tous, je dis merci : Jean-Luc, François, Arnaud, Stéphane, Thierry, Franck, Éric, Alain, Jacques, Guy-Marie, Daniel, Denis, Jean-Paul P., Marcus, Jean-Paul D.,


"La reconnaissance est la mémoire du cœur."
- Hans Christian Andersen

  • Jean-Luc Cahours - Premier Maître Navigateur - Dragueur Océanique Alençon 
  • François -  Enseigne de Vaisseau - Dragueur Océanique Alençon
  • Arnaud Maillet - Quartier Maître Mécanicien - Dragueur Océanique Alençon
  • Stéphane Weiss - Quartier Maître Timonier - Dragueur Océanique Alençon 
  • Thierry - Skipper - Feeling 8,5
  • Franck Guégan - Skipper - Nicholson 33
  • Éric - Skipper - Sélection 37
  • Alain Meyer - Skipper - SY Klondyke
  • Jacques Gilbert - Skipper - SY Svoboda
  • Guy-Marie Hohler-Saliou - Skipper - Maxi Atlantic Privateer
  • Daniel - Skipper - Association France Voiles Loisirs
  • Denis Brière - Skipper et Directeur de l'association France Voile Loisirs
  • Jean-Paul Pichon - Skipper & Instructeur LMA Guilvinec - SY Akéla
  • Marcus - Skipper & Instructeur RYA Blue Sailing - SY Melpazo
  • Jean-Paul Deloffre - Skipper & Instructeur RYA & Directeur Blue Sailing - SY Melody Blue IV

Je ne vous oublierai jamais.