mardi 17 décembre 2019

Gros temps

Dans la cabine, les planchers ont commencé à flotter. Il fait nuit, froid et humide. Le vacarme incessant des déferlantes me rappelle à chaque instant que notre vie ne tient plus à grand-chose. Chaque barreur fait tout son possible pour présenter l'arrière du voilier perpendiculairement au train des vagues. Une erreur de barre, et la prochaine vague peut nous envoyer au fond. Nous avons déjà embarqué beaucoup d'eau. Trop. De serrer les dents, mes mâchoires sont devenues douloureuses. Si loin des côtes, cette nuit n'en finit plus. Pour la deuxième fois dans ma vie de marin, il m'apparaît aussi clairement que brièvement que nous ne reverrons peut-être pas la terre.

Tout à l’heure, nous avons croisé en route de collision le ferry de la SNCM qui faisait route vers Ajaccio. Nous avons pu signaler notre présence en éclairant nos voiles après un échange rapide à la VHF avec l’officier de quart qui ne nous voyait ni sur son radar, ni en visuel. Le danger de la collision est à présent écarté. Je contemple son arrière. Les lumières de ses passavants lui donnent un air de fête incongru. Je ne peux pas m’empêcher de songer que la seule aide humaine potentielle que nous croiserons cette nuit est en train de s’éloigner inexorablement. J’écarte très vite cette pensée.


Partis de Saint-Raphaël nous faisons route vers Calvi. Il est 23h30. C’est le début du mois d’octobre. Le mistral souffle à force 9. La mer est démontée. On ne parle plus qu’en criant. Les vagues déferlent sans discontinuer et noient très régulièrement le cockpit, nous inondant de l’eau encore chaude de l’été. Nos batteries, sont quasi complètement déchargées. Un prochain appel VHF ne sera sûrement pas possible. Le moteur est inutilisable. Pomper les fonds se fera au seau et à l’écope. La seule toile que nous portons est un petit triangle à l’avant. La grand-voile a été affalée à la hauteur de Porquerolles au moment du coucher du soleil. Sous la menace d’un ciel vert et violet, zébré de noir. Depuis, nous sommes rentrés dans le gros temps. Et la nuit. Nous nous relayons à la barre toutes les demi-heures.


Nous surfons de vague en vague. Chacune nous faisant risquer le pire si elle est mal négociée. Terreur et exaltation. Le plancton illumine l’écume des crêtes. Les regards que nous échangeons ne reflètent pas que notre appréhension. A cet instant, sur le sommet des vagues comme sur les interminables glissades qui s’ensuivent, nous sommes à un pic d’intensité de nos existences. A cet instant l’incertitude a rebattu les cartes. Demain, si nous arrivons entier, nous éprouverons la force d’un sang neuf dans nos jeunes artères. La vie aura gagné. Mais pour l’instant il faut se battre. Contre la mer, avec le vent, avec le voilier, avec les amis.


C’est mon tour de barre. Je frappe le mousqueton de ma longe de harnais sur la colonne de barre et me lève. Trébuchant et glissant, je m’approche de la barre, la contourne et me place à côté du barreur. Christophe est soulagé. Il n’est pas question de prendre le moindre risque. Je pose ma main gauche sur la roue et accompagne ses mouvements. Laissant sa main droite sur la barre, le barreur se décale sur la gauche. Je prends mon poste et les pieds calés je négocie déjà la prochaine déferlante. Soudain, je sens l’arrière se soulever, se soulever. L’avant du bateau me paraît soudain très éloigné, en bas. Comme dans un rêve, je vois les yeux de Christophe s’écarquiller en contemplant derrière moi ce qui arrive. Croyant crier, il murmure “Attention!” et se jette au fond du cockpit.





Sans même avoir le temps de jeter un coup d’œil en arrière, je suis poussé brusquement sur la roue que je crains d'avoir pliée. Le fracas de la vague, le désordre qui s’ensuit, le torrent d’eau tiède qui me submerge jusqu’à la taille. Les équipiers sont bousculés comme des quilles. Vite, vérifier que tout le monde est encore à bord. L’appui de ma jambe gauche qui se dérobe. La dégringolade de la vague qui emmène le bateau au lof. Je vois le mât décrire une ellipse et l’étrave partir de manière irrésistible vers la droite. Aimantée. On va au tapis. Là-haut, au-delà des nuages effilochés par la furie du vent, les étoiles sont si tranquilles. Que se passe-t’il?

Je me retrouve assis brutalement sur le siège à la gîte. Maintenant la barre à roue me surplombe. Par réflexe, je contre-braque à toute vitesse, jusqu’à la butée. Je m’insulte et tourne frénétiquement la barre dans l’autre sens pour remettre le safran dans l’axe. Au bord de l’explosion, le génois claque plusieurs fois violemment. Le mât souffre. Va-t’il tenir? Le voilier hésite, son erre épuisée. Se redresse avec une lenteur d'éternité. Et accélère enfin, retrouvant sa manœuvrabilité dans un surf ahurissant. Les mâchoires plus serrées que jamais, la certitude d’arriver demain en a pris un coup.


Ce même scénario se répétera de nombreuses fois avec des variantes de violence, de joie brève dans les surfs. Plaisirs arrachés à la peur. Les heures vont s’enchaîner, lourdes de fatigue, d’angoisse, de fracas, de moments sinistres, d’espoir. La peur, cette saleté omniprésente, me dégoûte. Je la tiens à distance, comprimée dans un petit coin de ma tête. Vers 4 heures du matin, une torpeur s’empare de l’ensemble de l’équipage. Le vent a très légèrement diminué en force et les trains de vague semblent moins agressifs. Les paupières, blanches de sel, piquent et se ferment pour ceux qui, assis dans le cockpit, attendent leur tour de barre en grelottant. L’esprit engourdi, je sens le danger de baisser la garde. Douce et perverse tentation de se réfugier dans l’acceptation du sort quel qu'il soit. Agir. Des portes de fonte sur les yeux, je me dis qu’il va falloir profiter de cette accalmie pour écoper, faire un point, grignoter. Avec Christophe, nous allons écoper les fonds pendant deux heures d’affilée, et malgré les estomacs noués, donner à manger aux équipiers, préparer des boissons chaudes.


La voûte étoilée a fait place à un ciel bleuâtre et sale révélant les mines blafardes, les yeux rougis, les écoutes entortillées, les biscuits écrasés dans le cockpit, les bouteilles d’eau minérales piétinées. Le vent a baissé et refusé. Le soleil émerge. Peu à peu la peur s’évanouit, nous laissant épuisés. Nous sommes maintenant au vent de travers, plein cap sur Calvi. La mer est encore très forte mais les lames sont devenues négociables. Je sais maintenant qu’on vivra. Dans quelques heures, nous goûterons enfin le parfum du maquis et, plus incroyable, autant qu’improbable, nous fouleront la terre.

La journée est très avancée. Le vent a refusé, refusé, et c'est finalement au près serré sous un bon force 5 que nous enquillons la baie de Calvi. Bien entendu, comme prévu, le moteur ne démarre pas et c'est à la voile que nous devrons accoster. Le port est très protégé, et la place qui nous est désignée est pile dans l'axe du vent. Sous des airs très faibles, nous devrons nous y reprendre à trois fois avant de pouvoir aborder proprement le poste d'amarrage. Le soulagement d'être là, tous ensemble, sains et saufs et sans casse, est énorme. L'étourdissement d'être là, forts, vivants, est d'une puissance extraordinaire. Moments inoubliables. Des flammes dansent dans les yeux. Victoire sur les éléments et sur nous mêmes. Reconnaissance à la mer ne nous avoir laissé passer. Vivre.


"Et dans la tempête et le bruit
La clarté reparaît grandie"
- Victor Hugo